jeudi 27 février 2014

Vive la philosophie

Vive la philosophie ! Première partie

Ceux et celles qui lisent ce blogue depuis ses débuts, savent pas mal de choses sur moi. Ils savent que j’ai été étudiant en philosophie à l’Université Laval, dans la ville de Québec. Ils savent aussi que c’est lors de ces études que j’ai rencontré deux de mes meilleurs amis : Michel Fauteux et Michel Fontaine. Les deux Michel ont enseigné la philosophie au CEGEP de Ste-Foy durant environ vingt-cinq ans. La philosophie, lorsqu’elle est bien faite, nous apprend à penser, et à bien penser. Elle nous aide à débusquer les erreurs et, surtout, à chercher et à trouver la vérité. Car, quoiqu’on puisse dire sur tous les tons en ce XXI ème siècle, que « tout est relatif » et qu’il n’existe qu’une vérité « personnelle », « ma vérité », tout philosophe digne de ce nom, sait et enseigne que la vérité universelle existe. Les deux Michel ont poussé l’audace dans les années 1980, d’offrir un cours de philosophie sur « l’existence de Dieu ». Au grand dam de certains de leurs confrères du département de philosophie. Or il est tout à fait exact de dire que la question de l’existence de Dieu, relève de la philosophie.

Il y a deux jours, un des journalistes montréalais les plus connus, les plus respectés et adulés par le milieu journalistique, M. Pierre Foglia, a émis son opinion sur le projet de loi 52, qui a pour but de « légaliser l’euthanasie ». Non seulement M. Foglia est en faveur du projet de loi, mais il juge même qu'il ne va pas encore assez loin. Voici ce qu’il a écrit :

« Parenthèse: personnellement, je trouve qu'on n'est pas allé assez loin. Ainsi, je voudrais bien qu'on m'aide à mourir même si je ne souffre pas. Quand je ne me souviendrai plus de mon nom ni de celui de mes enfants, quand je ne saurai plus quel jour on est, en quelle année, si c'est l'été ou l'hiver, qu'il faudra me faire manger à la petite cuillère, que je passerai mes journées devant la télévision sans être conscient que je la regarde, quand il faudra me mettre un bavoir, des couches, quand je serai rendu là parce que je n'aurai pas eu le bonheur de mourir en six mois d'un cancer du côlon ou du pancréas, j'aimerais bien qu'on m'aide à mourir. Et j'aimerais bien signer le papier tout de suite. »  (Pierre Foglia, La Presse, Cherchez l’erreur, le 24 février 2014)

Personnellement, je regrette que M. Foglia tarde tant à prendre sa retraite. Il y a des gens qui semblent avoir tellement de difficulté à décrocher. D’un autre côté, il est probablement bon que l’on concède de la place dans la sphère publique à des gens comme lui, car cela leur donne une raison de vivre.  
Un des deux Michel, Michel Fontaine, m’a envoyé dernièrement un texte qu’il a écrit récemment sur un sujet très actuel : l’euthanasie. Dans un premier temps, j’ai éprouvé un grand désir de mettre ce texte sur mon blogue. Puis, j’ai laissé passer un peu de temps. Or le paragraphe de Pierre Foglia, que je viens de citer, m’a convaincu de vous partager l’écrit de Michel. Si Pierre Foglia tombait par hasard sur les quelques lignes que j’écris en ce moment, il ne serait guère surpris de ce qu’il lirait. Il se contenterait de dire une fois de plus que ce n’est que des « histoires de vieux cathos » (M. Foglia, dans l’article cité ci-dessus, dit que le projet de loi 52 répond au souhait de la population québécoise, « sauf de quelques vieux cathos »).
Voici donc le texte de Michel Fontaine :
« Il est de plus en plus difficile aujourd’hui de discuter, de poser et de répondre publiquement aux questions philosophiques. Pourquoi? Qu’y a-t-il de changé? Ce qu’il y a de changé c’est que nous n’habitons plus le même univers de pensée. Nous ne nous rejoignons plus. C’est la tour de Babel. Pour discuter il faut se rencontrer quelque part, il faut un terrain commun assez riche pour semer une question et faire pousser une solution. Pour entrer en discussion, pour chercher la vérité avec quelqu’un, il faut se rencontrer sur un même terrain. Comment danser ensemble si nous nous retrouvons pas sur la même piste? Y a-t-il un terrain commun sur lequel je pourrais te rencontrer pour engager une véritable discussion philosophique, une discussion où il serait possible de départager avec toi le vrai du faux sur des questions philosophiques? Or, aujourd’hui, un terrain commun suffisant c’est justement ce qui manque.
Peut-on discuter efficacement de l’euthanasie, par exemple, avec un athée? Le terrain est-il assez vaste pour rendre justice à cette question?
Si tu es athée comment puis-je discuter efficacement de l’euthanasie avec toi? Le sol n’est-il pas trop pauvre pour faire pousser une solution digne de l’homme? Si je pars de l’athéisme j’aboutis avec toi à l’euthanasie, je peux en convenir.
Comment puis-je me convaincre moi-même et les autres que l’euthanasie est toujours illégitime si je soutiens la vision du monde suivante: « Puisque la vie est un avatar hasardeux de la matière et l’homme le produit étonnant d’autres mutations, d’autres hasards; puisqu’il n’a été ni conçu, ni voulu, ni pensé, et que, du reste, il n’y a pas de finalité, son apparition et son histoire ne sauraient avoir aucun sens: aucune signification. (...) D’avoir été « jeté » sur terre n’a et ne peut avoir, aucune espèce de sens. » [Yves Florenne, Vercors et le sens de lhistoire,  Le monde diplomatique, sept. 1978, p. 20.]
« Si avoir été jeté sur terre n’a et ne peut avoir aucune espèce de sens » on voit encore moins quel sens il y aurait à souffrir pour rien.
« Travaillant pour le néant, tous nous ressemblons plus ou moins à ces insectes qui, mus par l’instinct stupide, s’obstinent à déposer leur ponte dans des nids éventrés. » [Jean Rostand, Pensées dun biologiste, Éditions Stock, 1954, p. 138]
Si tout ce que nous faisons s’écoule en pure perte et est inutile pourquoi aurions-nous du remords pour le mal que nous faisons pour nous faire plaisir et rendre notre vie plus supportable? Si la vie ne vaut rien quel tort le mal que nous faisons peut-il lui faire? Comment nuire à ce qui ne vaut rien? Si la vie ne vaut rien, le pire que le mal puisse lui faire c’est de la détruire et cela sera un bien s’il est vrai qu’elle est inutile et nous fait travailler en pure perte. Si la vie n’aboutit nulle part et qu’il n’y a plus rien qui nous y retienne pourquoi continuer à nous échiner pour rien?
Lucrèce, auteur de référence de l’athéisme, faisait la promotion du suicide et de l’euthanasie.
« Si tu as pu jouir à ton gré de ta vie passée, (...) pourquoi tel un convive rassasié, ne point te retirer de la vie; pourquoi, pauvre sot, ne point prendre de bonne grâce un repos que rien ne troublera ? Si au contraire tout ce dont tu as joui s’est écoulé en pure perte, si la vie t’est à charge, pourquoi vouloir l’allonger d’un temps qui doit à son tour aboutir à une triste fin, et se dissiper tout entier sans profit ? Ne vaut-il pas mieux mettre un terme à tes jours et à tes souffrances? Car imaginer désormais quelque invention nouvelle pour te plaire, je ne le puis : les choses vont toujours de même. Si ton corps n’est plus décrépit par les années, si tes membres ne tombent pas d’épuisement, il te faut néanmoins toujours t’attendre aux mêmes choses, même si la durée de ta vie devait triompher de toutes les générations, et bien plus encore si tu ne devais jamais mourir.”  
Et au vieillard qui se plaint de l’engourdissement de la vieillesse et de la brièveté de la vie et au forçat de la vie qui ne trouve aucune joie à exister, Lucrèce, qui était athée, adressait ces mots au nom de la Nature: « “Essuie ces larmes, bélître (c’est-à-dire homme de rien, minus), et fais taire ces plaintes. Toutes les joies de la vie, tu les as épuisées avant d’en venir à cette décrépitude. Mais à désirer toujours ce que tu n’as pas, à mépriser les biens présents, ta vie s’est écoulée incomplète et sans joie, et soudain tu as vu la mort debout à ton chevet, avant de pouvoir t’en aller le cœur content et rassasié de tout. Mais maintenant quitte tous ces biens qui ne sont plus de ton âge, et, sans regret, allons, cède la place à d’autres : il le faut.”
Juste à mon sens serait ce plaidoyer, justes seraient ces blâmes et ces reproches. »
 [Lucrèce, De la Nature, Trad. Alfred Ernout, Paris, Société d’Édition «Les Belles Lettres»]
« Nietzsche (…) dans le Crépuscule des idoles, improvise une “morale pour les médecins”, voici ce qu’on peut y lire : “Le malade est un parasite de la société. Arrivé à un certain état, il est indécent de vivre plus longtemps. L’obstination à végéter lâchement, esclave des médecins et des pratiques médicales après que l’on a perdu le sens de la vie, le droit à la vie (c’est Nietzsche lui-même qui souligne), devrait entraîner de la part de la société un profond mépris. Les médecins, de leur côté, seraient chargés d’être les intermédiaires de ce mépris — ils ne feraient plus d’ordonnances, mais apporteraient chaque jour à leurs malades une nouvelle dose de dégoût…” » [Nietzsche cité in Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, Paris, Grasset, 2002, p. 141]
Parlant de l’euthanasie et du suicide, Nietzsche dit : « La sage disposition à l’égard de la mort appartient à la morale de l’avenir, qui paraît insaisissable et immorale maintenant, mais dont ce doit être un bonheur indescriptible d’apercevoir l’aurore. » [Nietzsche, Le voyageur et son ombre, Mercure de France, 1902, Trad. Henri Albert, p. 110]
Un biologiste athée du début du siècle, Le Dantec, disait :
« Petit à petit, à force de raisonner et de discuter tous les problèmes philosophiques, l’athée acquiert quelques certitudes paralysantes, qui prennent place dans son mécanisme à côté de sa conscience morale, et qui la neutralisent plus ou moins; cela détend les ressorts de la vie. (...) S’il allait vraiment jusqu’au bout des conséquences de son athéisme, il n’aurait plus aucun désir, aucun but, il ne ferait plus aucun effort! À quoi bon? Heureusement, je le répète, il n’y a pas d’athée parfait... (...) Dans une société vraiment athée, le suicide anesthésique serait évidemment en honneur; la société disparaîtrait probablement par ce moyen.
Une souffrance intolérable conduirait fatalement l’athée au suicide; un athée ne doit vivre que s’il est heureux;... je dois affirmer ici, en toute sincérité, que je ne vois aucun raisonnement capable d’arrêter l’athée parfait que le suicide tente. » [Félix Le Dantec, L’Athéisme, Paris, Ernest Flammarion, 1909 pp. 99 à 101]
On le voit il n’est pas indifférent que Dieu existe ou non pour discuter de certaines questions philosophiques.
« Celui-là n’habite point le même univers qui habite ou non le royaume de Dieu. » [Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, Gallimard, 1948, p. 28]
Mais si je pars d’une conception opposée de l’homme et de la réalité, si je pense que le monde est gouverné par une Providence sage et bonne, j’aboutis à une autre solution. Si la vie de l’homme est bonne de la naissance à la mort et que la souffrance elle-même, y compris celle des derniers moments, a un sens et un grand prix, plus encore même que le plaisir, alors j’aboutis à une autre solution. Un monde où le moindre verre d’eau que l’on donne est récompensé au centuple est un monde où la souffrance a une grande valeur. Un monde duquel on peut dire ”Bienheureux ceux qui pleurent car ils seront consolés” est un monde où la souffrance est de l’or. Si la souffrance était sans valeur pourquoi serait-il si beau et noble de la soulager et si terrible de la provoquer? Notre monde est un monde où Dieu lui-même s’est fait homme “a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort…” Pour l’humanité, on peut dire que cette souffrance du Dieu fait homme a été plus rédemptrice que les bons moments qu’il a pu vivre. Oh qu’elle a été précieuse cette souffrance du Dieu fait homme! Cette souffrance a recréé l’homme et lui a donné un avenir bienheureux. Si l’on croit qu’il y a une Providence, si nous croyons au salut de l’homme, si nous croyons que cette vie est un temps pour devenir parfait, un temps de purification, un temps où même la souffrance a son rôle à jouer et sa raison d’être et qu’elle a un prix incommensurable —ce que la souffrance du Christ nous permet de mesurer un peu— ne nous opposons-nous pas à la Providence et à son plan de salut en nous supprimant nous-mêmes ? Ne nous opposons-nous pas à la Providence quand nous quittons la partie parce que la vie n’est plus marrante, parce que la “qualité de vie” — si chères aux boomers qui ont justifié ainsi le divorce et l’avortement—, n’est plus ? Comme on quitte la foire lorsqu’il ne reste plus de billet pour s’amuser dans les différents manèges. Si la vie est bonne telle qu’elle est, avec ses souffrances et ses joies, parce qu’elle est chemin de salut, il ne nous revient pas de décider à quel moment se termine notre marche vers Dieu. Si Dieu est et si nous sommes dans la main de Dieu, nous pouvons juger de l’euthanasie autrement que ceux qui pensent “qu’avoir été jeté sur terre n’a et ne peut avoir aucune espèce de sens »
Dans une société où une conception bornée et intolérante de la neutralité de l’État nous interdit de nous référer aux conceptions religieuses du monde, même philosophiques —car il y a des conceptions philosophiques du monde qui font une place à la religion comme partie la plus haute de la vertu de justice—, le terrain pour discuter de façon libre et efficace les questions comme celle de l’euthanasie est vraiment trop pauvre et trop étroit. Pour nager le 100 mètres papillon il faut une piscine, non un bain. Si on me donne seulement le bain de l’athéisme, du scientisme… comment pourrais-je démontrer que je peux nager le 100 mètres papillon? Impossible pour quiconque de démontrer que l’euthanasie blesse la dignité de l’homme et méprise la Providence si on ne me donne que le petit bassin étroit d’une raison qui a foulé au “lavage de cerveau” d’une philosophie laïciste. On peut dire de la raison laïciste qu’elle « rétrécit la vie, comme l’eau rétrécit les tricots de laine, si bien qu’on s’y sent coincé et on ne peut plus lever les bras. »
Cela ne veut pas dire qu’on ne peut rien faire contre la culture laïciste. On peut attaquer efficacement la position laïciste sur le suicide et l’euthanasie en partant de ce qu’elle concède. Que concède au juste la position laïciste qui prévaut aujourd’hui? Elle oppose un refus catégorique de gouverner et de légiférer à partir d’un point de vue métaphysique ou religieux. À partir de cette concession, on peut argumenter de la façon suivante :
Vous dites que l’euthanasie met un terme aux souffrances insupportables, incurables et inutiles, plus particulièrement les souffrances morales, puisque, aujourd’hui, les souffrances physiques peuvent être efficacement soulagées. Comment pouvez-vous être sûrs que la mort par homicide voulu par la victime (car le suicide et l’euthanasie sont des homicides) met un terme aux souffrances? Êtes-vous à même de démontrer cela à partir de votre point de vue laïciste? La mort par euthanasie met un terme aux souffrances de cette vie c’est vrai. Comment savez-vous, comment pouvez-vous affirmer que notre vie se termine à la mort? Comment pouvez-vous dire que la mort est une fin absolue de la souffrance? Que peut dire là-dessus un laïcisme qui fait table rase de tout argumentaire à connotation religieuse? Serait-ce parce que vous croyez que notre vie se termine, purement et simplement, à la mort? Ou serait-ce parce que vous pensez que la vie qui succède à cette vie est nécessairement une vie bienheureuse? Ce serait alors recourir à un argumentaire religieux que vous interdisez. Poursuivons. Comment savez-vous que la décision de se tuer soi-même ou d’exiger d’un autre qu’il vous tue ne générera pas une souffrance plus grande encore dans une autre vie que celle que voulez tant supprimer? Et si vous pensez que la mort est la destruction absolue de cette vie, comment savez-vous que « cette vie mortelle, la mort immortelle la détruit », selon le mot de Lucrèce? Pouvez-vous vraiment le savoir? Comment prouvez-vous cela? Affirmer que la mort est une fin absolue, et donc une fin absolue de la souffrance, c’est entrer avec ses gros sabots dans un espace religieux et métaphysique. Aucun doute là-dessus. Comment un laïcisme étriqué, une raison citoyenne qui ne veut pas se fonder sur une religion ou une métaphysique (cela l’accréditerait, l’officialiserait, réduisant à néant la neutralité laïciste) peut-il se permettre de recourir au discours religieux alors qu’il l’interdit expressément à tout le monde? S’il s’accorde ce qu’il interdit à tous les autres il est incohérent, malhonnête et tyrannique.
Un médecin allumé s’est attaqué à l’argumentaire euthanasiste en démasquant la croyance “religieuse ou  métaphysique” qui la conditionne en contravention avec la position laïciste et sa conception tordue de la neutralité de l’État.
« Il n’existe par définition aucune donnée probante indiquant que mettre fin aux jours d’un patient mettra fin à ses souffrances. Pour affirmer cela, il faut invoquer la croyance selon laquelle la vie s’arrête après la mort. Cette croyance, très répandue aujourd’hui, est respectable, mais ce n’est que cela : une croyance. » [Dominique Garrel, Médecin et professeur titulaire à la faculté de médecine de l’Université de Montréal, La Presse, 19 septembre 2013]
À quoi croit celui qui pense que mettre fin aux jours d’un patient c’est mettre fin à ses souffrances? Il croit en général que rien de nous, une fois mort, ne peut subsister pour souffrir encore. Et s’il croit qu’il y a une autre vie, il croit que le fait de mettre fin à ses jours pour mettre fin à ses souffrances ne peut lui être reproché et être pour lui source de souffrances. Autrement, il hésiterait à recommander l’euthanasie à qui que ce soit.
Si on peut prouver que la mort n’est pas une fin absolue, pensons aux argumentations philosophiques sur l’immortalité de l’âme, pensons également au fait bien attesté de la résurrection du Christ, il est impossible, en revanche, de prouver que la mort est la fin de toute vie. La métamorphose de la chenille en papillon ne prouve-t-elle pas à sa façon qu’une vie meilleure et plus belle peut succéder à une vie plus grossière?
Pouvons-nous disposer de nous-mêmes? Nous sommes-nous donnés à nous-mêmes? Nous appartenons-nous? Notre corps nous appartient-il, comme le croient certaines femmes qui invoquent ce principe pour disposer du corps d’un autre, c’est-à-dire celui de l’enfant qu’elles portent. Cela aussi est une croyance. D’où peut bien venir cette croyance que nous n’appartenons à personne d’autre qu’à nous-mêmes? D’où nous vient cette prétendue souveraineté sur nous-mêmes, sur notre vie et sur notre mort? Comme si nous n’avions de compte à rendre à personne. C’est l’athéisme, qui est présupposé ici. C’est clair.
Quand le cadre pour décider de la légitimité du suicide et de l’euthanasie et des autres questions du même genre exclut les arguments tirés des conceptions religieuses du monde et de l’homme, comment dans un tel cadre pourrions-nous répondre à ces questions morales fondamentales?
Légitimer le suicide et l’euthanasie c’est affirmer la souveraineté de l’homme sur lui-même, sur sa vie et sa mort… Comment le laïciste va-t-il prouver cela? En disant, qu’il n’y a rien au-dessus de l’homme? En disant avec Feuerbach? : « (…) “C’est l’essence de l’homme qui est l’être suprême… Le tournant de l’histoire sera le moment où l’homme prendra conscience que le seul Dieu de l’homme est l’homme même. Homo homini Deus.[1] “L’être absolu, le Dieu de l’homme, c’est l’être même de l’homme”. »[2] C’est bien sûr une croyance possible et elle peut, en effet, légitimer, si elle est vraie, l’euthanasie. Mais la question est de savoir si le laïciste qui ne veut pas recourir au discours religieux peut affirmer avec Feuerbach que « le seul Dieu de l’homme est l’homme » et instituer par là même une religion de l’homme.
Une conception de la neutralité de l’État qui exige que l’on résolve des questions aussi fondamentales que l’avortement, le suicide assisté et l’euthanasie, sans recourir à des arguments religieux ou métaphysiques pour ne cautionner aucune religion ou métaphysique, ce qui irait contre le principe de neutralité, une telle exigence est folle et impraticable. Il n’est pas possible de trancher pour ou contre le suicide assisté ou l’euthanasie sans puiser à des sources religieuses ou métaphysiques. Celui qui croit s’en passer s’abuse lui-même. Il est trop superficiel pour s’en rendre compte. Ce qui est le cas, je crois, d’un grand nombre.

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[1]- L’homme est le Dieu de l’homme.


[2]Feuerbach cité dans Henri de Lubac, Le drame de l’humanisme athée, Les Éditions du Cerf, Paris, 1998, pp. 25 à 27]

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